Roman Jehanno : Portrait de l’homme, portrait des hommes
Le Portrait amène un partage instantané de quelque chose, d’une fraction de temps, et ce partage même s’il n’est pas nécessairement précédé d’une longue discussion
Roman Jehanno
Lauréat du prix Hasselblad Masters en 2014, Roman Jehanno s’inscrit dans la droite lignée des portraitistes, à la fois humaniste, émotif et intime, en quête de rencontres dont il pourra figer l’instant à la chambre 4×5 ou avec son boîtier numérique. Par son travail, Roman Jehanno décrit l’homme dans son environnement de travail, avec l’ambition de mettre un jour ses pas dans ceux des plus grands portraitistes du XXè.
- Quel est votre parcours de photographe ?
Je suis entré à l’École des Gobelins en 2006, pendant ces deux années j’ai eu la chance de pouvoir assister sporadiquement deux photographes brillants, Denis Rouvre et Arnaud Joubin. À la sortie de l’école j’ai tout de suite démarché pour trouver un agent et des premiers clients, principalement des magazines au début puis très rapidement des boites de prod et agences de communication. Début 2015, j’ai signé avec un nouvel agent ainsi qu’une galerie d’art Parisienne (Galerie Sisso).
- Quelles ont été les étapes importantes de votre apprentissage photographique ?
La première étape a été sans doute la découverte de la photographie, on m’a peu ou prou mis un appareil dans les mains, j’ai trouvé ça très drôle et intriguant. J’ai découvert la photographie grâce au numérique, et j’ai tout de suite été fasciné par toutes les possibilités qu’offrait la post-production. Pendant plusieurs années d’ailleurs, cette fascination pour le traitement de l’image et l’esthétique qui en découle, ont teinté mon approche de la photographie.
Par la suite, j’ai eu un second déclic en tombant sur le portrait de Allie Mae Burroughs par Walker Evans. J’ai dû rester au bas mot trente à quarante minutes à fixer l’image sans comprendre ni ce qui m’arrivait, ni comment ce portrait, pourtant si loin de ce que j’admirais jusqu’alors, pouvait me captiver de telle sorte. Ça m’a filé un coup de fouet et j’ai passé les mois qui ont suivi à redécouvrir tout le travail de personnalités comme Evans, Sander, Gowin, Mann etc. Il m’a fallu encore six mois d’hésitation pour m’équiper en grand format, et après quelques premières expérimentations à la 4×5, surprise : j’ai reçu un appel d’Hasselblad m’annonçant que j’étais l’un des 12 gagnants du Hasselblad Masters. Ce moment-là à été la dernière grosse étape en date dans mon apprentissage photographique puisque j’ai dû trouver une façon d’allier cette nouvelle passion pour le grand format argentique (et tout le processus de travail qui en découle), avec ce boîtier absolument incroyable à la pointe de la technologie qu’on m’a mis entre les mains.
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Au-delà de ces pièces charnières, mon apprentissage photographique s’est aussi et surtout fait sur la durée. Les deux ans aux Gobelins ont joué un rôle essentiel évidemment, mais la remise en question incessante, la recherche de nouveaux projets, et les nombreux échanges et discussion avec d’autres amis photographes ont été absolument indispensables.
- Aujourd’hui, sur quoi travaillez-vous ?
Aujourd’hui mon travail personnel se divise essentiellement en deux séries distinctes. La première “Le cœur des hommes à l’ouvrage” est un état des lieux non exhaustif de l’homme au travail dans le monde. Je pars à la recherche d’artisans, d’artistes, de créateurs, d’ouvriers, pour faire leur portrait dans leur environnement de travail. Cette série se construit en plusieurs capsules, et sur la durée. J’ai été en Afrique du Sud et au Swaziland l’année dernière pour ce projet, et je fais régulièrement depuis deux ans des sauts de puce en Europe dans ce cadre également. Le prochain gros départ sera pour l’Inde, sûrement la Grèce aussi, et je couve le rêve de pouvoir faire une capsule de cette série en Antarctique sur une base scientifique. Aller faire le portrait de tous ces gens qui recréent en petit nombre une société quasi complète et autarcique serait vraiment fabuleux.
La seconde série s’appelle 1heure 1 café 1clic ; au gré des envies et des coups de cœur, je donne des bons pour un portrait aux gens que je croise. Nous déterminons un jour de rendez-vous et, ce jour-ci nous passons au moins une heure à échanger autour d’un café. À la suite d’une marche hasardeuse, je fais leur portrait en un seul plan film, à la chambre 4×5. Avec ce projet je revisite la photographie de portrait classique, j’essaye de redonner toute cette importance qu’on donnait au Portrait au début du siècle dernier ; comme un objet qu’on gardera précieusement pendant de nombreuses années, presque une relique. Et puis il y a aussi tous les autres projets qui ne sont encore qu’à l’état d’idée, voir d’envie… Consignés quelque part pour les jours creux.
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- Comment se répartissent votre travail de commande et vos travaux personnels ?
Actuellement les deux s’équilibrent plutôt bien, j’ai de grosses périodes de production de commandes, mais je prends toujours le temps nécessaire pour travailler mes séries personnelles. L’idéal étant d’allier les deux : j’ai par exemple eu l’opportunité avec Carte Noire de pouvoir continuer ma série Le cœur des hommes à l’ouvrage en faisant le portrait d’artistes contemporains et de créateurs incroyables, dans le cadre de leur programme Intensity Moment.
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- Qui sont vos clients aujourd’hui ?
Mes clients directs sont essentiellement les agences de communication comme Proximity BBDO, La Chose, Publicis, Tbwa, et parfois des clients en directs comme Stories, Ricard, Jameson, Eisenberg etc.
- Quels sont les photographes qui vous ont influencé ou dont vous suivez le travail ?
Les influences viennent de bien plus vastes domaines que la photographie, mais parmi les photographes, j’affectionne tout particulièrement le travail d’August Sander, tant pour le côté humain que pour son traitement. Du boulanger au veuf en passant par l’amputé au pied de l’escalier, son amour des gens éclate à chaque portrait. Ensuite Sally Man, Todd Hido, Alec Soth, Walker Evans font aussi partie de mes coups de cœur. Dans un autre registre, j’aime follement tout ce que l’on découvre du travail de Vivian Mayer. Le boulot fait par Mike Brodie est remarquable aussi…Et puis naturellement je garde toujours un œil sur le travail de mes anciens camarades des Gobelins, Charly Broyez, Baptiste Mourieras, Romain Laurent entre autres.
- Êtes-vous plutôt portrait, paysage, reportage ou studio ?
Dans l’ensemble, c’est vraiment le portrait qui me tient à cœur, la rencontre est une source intarissable de découvertes et d’enrichissement personnel. Qu’il s’agisse de passer une heure avec un inconnu ou un proche, ce moment privilégié qu’offre la perspective d’un portrait amène les deux individus, le photographe et le modèle dans une capsule d’intimité qu’il faudrait attendre des mois pour obtenir dans n’importe quel autre cadre. Le Portrait amène un partage instantané de quelque chose, d’une fraction de temps, et ce partage même s’il n’est pas nécessairement précédé d’une longue discussion, quand il est honnête, est quelque chose d’absolument incroyable. En fin de compte le portrait devient presque un moyen pour atteindre ce partage, ce moment, cette rencontre. Par ailleurs, mon travail de paysage est presque anecdotique à côté, je l’aborde plus comme une respiration, une retraite, une parenthèse dans laquelle je m’autorise un isolement quasi total.
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- Pouvez-vous décrire votre façon de travailler ? Est-ce que vous préparez minutieusement vos séries ?
Dans tous les cas de figure, je me prépare un maximum, afin de n’avoir rien à penser au moment du portrait. Toute la partie technique et matérielle est vérifiée plusieurs fois, le but étant de pouvoir offrir toute mon attention au modèle. Ensuite j’essaye autant que possible de me renseigner sur l’univers de la personne. Quand il s’agit par exemple de faire le portrait d’une artisane au Swaziland, je fais un maximum de recherches en amont sur cet artisanat, son histoire, comment a été créée la coopérative dans laquelle elle travaille le cas échéant, ainsi que la situation politique du pays en question, son histoire. Le moment du portrait peut alors réellement devenir l’échange en question.
- Quelle place tient la retouche d’image dans vos projets ?
La retouche d’image est, au même titre que la prise de vue, indissociable du processus de travail. Au risque de m’aventurer sur des évidences, pour moi la retouche d’image marche main dans la main avec la prise de vue. L’un ne peut pas aller sans l’autre. C’est une étape qui peut porter l’image à son meilleur comme tout ruiner. Ça fait aussi partie du plaisir dans la création de l’image, Je ne retouche jamais à chaud, j’essaye autant que possible de laisser un temps raisonnable entre la prise de vue et la retouche. Ainsi je redécouvre les images, une tasse de thé à la main.
- Comment utilisez-vous Photoshop ?
Mon utilisation de Photoshop dépend surtout de l’image, du brief ou des barrières que j’ai pu me donner dans le projet à retoucher. Sur mon travail à la chambre 4×5 je me contente de rester dans les limites « artisanales », j’essaye de ne pas faire plus sous Photoshop que ce que pourrait faire un bon tireur sous agrandisseur. En d’autres termes je me contente d’optimiser le contraste général du fichier scanné, de « dépétouillage », et ensuite de deux courbes sur les masques desquels je peints au pinceau large et à faible densité pour reproduire le jeu de masquage/ puits que l’on fait sous agrandisseur. Une deuxième paire de courbe se rajoute en fin de traitement pour optimiser certains détails comme on pouvait le faire en utilisant gris film et ferricyanure. Pour mon traitement des séries comme Le cœur des hommes à l’ouvrage, après un export du fichier raw depuis Phocus, ma retouche part sur un principe équivalent, puisque j’essaye au plus de rester sur une démarche photographique plutôt qu’une création d’image numérique. Viennent toutefois s’ajouter à cela un traitement de la peau des modèles, une amélioration légère des plis de certains vêtements parfois, et lorsque nécessaire je m’autorise également à jouer sur les niveaux de saturation de telle ou telle couche. Dans l’ensemble on retrouvera souvent mes psd avec un calque d’arrière plan, un calque de retouche/dépétouillage, une courbe de contraste, deux courbes + / -, une teinte/saturation et un grain argentique (scan d’un plan film 4×5 gris en lumière tamisée ).
On parlera donc plus de retouche que de composition dans mon travail en effet.
- Vous travaillez semble-t-il autant en numérique qu’en argentique, pourquoi ?
La qualité de fichier extrait d’un plan film 4×5 après scan, et ceux extraits d’un Dos numérique comme le H5D60 se valent. C’est dans l’approche, le plaisir et le processus de travail que la différence se fait ressentir. Le travail à la chambre apporte une certaine sérénité. La lenteur d’exécution ainsi que le temps d’attente avant de voir l’image placent chaque déclenchement à un haut niveau d’exigence. Le coût financier et temporel de chaque image influe autant mon attitude, mon attention, ma projection dans l’image, et que l’attitude et l’implication du modèle. Le moyen format numérique est une alternative parfaite lorsque le temps est compté ou que les conditions deviennent plus compliquées, voire aléatoires. On troque un brin de magie et d’artisanat dans le procédé de fabrication de l’image, contre une souplesse de travail inestimable. Du reste je préfère sincèrement travailler en lumière naturelle à la chambre et au flash avec le boîtier Hasselblad. Je pense que les deux outils se répondent tout à fait.
- Qu’est-ce qui vous intéresse dans la photo ?
La photographie est un outil qui peut nous amener à découvrir des choses incroyables, à côtoyer des univers qui nous auraient été étrangers sans ça ; à rencontrer des gens et à, comme j’en ai parlé plus haut, partager des choses, créer cette proximité suspendue. Je crois que c’est vraiment cela qui m’intéresse dans la photo, l’accès fluidifié au monde.
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- Quelle place occupe la vidéo dans votre travail ?
Aujourd’hui la vidéo tient une place de plus en plus importante dans mes projets, sans pour autant délaisser la photographie, bien au contraire, mais en vampirisant le peu de temps libre que je pouvais encore avoir ! La vidéo m’offre une écriture différente de la photographie. Je pense être plus dans une écriture photographique en mouvement que dans une réelle scénarisation filmique de l’image. J’essaye moins de raconter une histoire que d’insuffler une émotion à travers ces films. D’un point de vue technique, j’utilise le profil CineStyle sur mon 5D qui permet de s’approcher d’un fichier plus doux que ce qu’offre l’appareil. J’utilise un Glidecam 2000 et deux optiques, le 28mm 1.8 et le 85mm 1.8 Canon. J’espère passer bientôt au 1DC. Jusqu’à présent, je travaille en lumière du jour, ce qui va très bien avec les images faites à pleine ouverture que j’aime travailler en vidéo ; mais je n’écarte pas la possibilité de travailler sur des compositions de lumière plus complexes à court ou moyen terme. Ces projets prennent simplement plus de temps et nécessitent d’avantage d’organisation. En ce qui concerne le montage, la première chose que j’ai à faire consiste à transcripter l’interview s’il y en a une, que j’imprime et dont je découpe les phrases sélectionnées alors, pour que l’ensemble rentre dans mon format. Ensuite je fais ce découpage sur la bande son que je place sans images sur la musique d’ambiance. Après ça je fais mon dérush en trois catégories : Oui / Non / Peut être dans chaque catégorie. Les rushes sont ensuite taggués en fonction de leur séquence. Puis le montage se fait en utilisant uniquement la piste montage.
- Comment qualifierez-vous votre travail ?
Je me garderais bien de qualifier mon travail voyez-vous, sinon peut être qu’il est fait avec passion.
- Quel matériel utilisez-vous ?
Je travaille en numérique avec un Hasselblad H5D60 et un HCD 50mm II. Je développe mes fichiers dans Phocus et retravaille le tout sur Photoshop CC. En flash, j’utilise principalement un Broncolor Moove L. Les diffuseurs varient, de la boite 60×60 à l’octa 150 en fonction des conditions. Pour mon travail à la chambre, j’utilise une Sinar F2 et un 150mm, les films HP5 400 pour le noir et blanc et Portra 400 pour la couleur. Je digitalise le tout sur un Hasselblad Flexlight X5. En vidéo, je filme avec un 1DC et un 5D. Je monte et étalonne entièrement sous Première Pro CC.
- Comment vous faites-vous connaître ?
Je ne sais pas s’il y a une recette pour se faire connaître. Mais j’ai toujours suivi un principe assez simple : faire ce que j’aime, quoi qu’on en dise, quoi qu’il en coûte. Et ne jamais attendre d’avoir des commandes pour faire des images; car en fin de compte ce sont ces travaux personnels qu’on est toujours le plus enclin à montrer et dont on peut parler avec toute la passion qui nous anime. Et les gens se souviennent de ça, je crois.
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