Portrait d’artiste : Yannick Cordemy, chasseur de brume
Le photographe Yannick Cordemy fourmille d’idées et travaille sur de multiples projets de direction artistique et de photographie. L’un d’entre eux nous a particulièrement intéressé : il réalisera prochainement son travel book #CHASSEURDEBRUME. Rencontre.
Tu es directeur artistique de profession. Quelle place occupe la photographie dans ta vie ?
Avec les modestes moyens que j’ai, j’essaye de ne pas déguiser mon regard sur les choses, car je ne veux pas qu’on admire mes photos comme des images, mais comme des photos qui deviennent le reflet de la réalité de ce monde.
Aujourd’hui la photographie tient une place prédominante dans ma vie. De manière générale, les photos qu’on aime regarder frappent à la porte de nos rêves et de notre subconscient. Cette réalité s’altère plus ou moins selon les générations. Un jour Samuel Cueto m’a dit qu’avec mon reflex numérique je faisais de belles images, mais qu’avec un argentique je ferai de la photo. Depuis, je pense que la photo peut avoir un impact thérapeutique sur l’homme. L’argentique et les films sont devenus pour moi un moyen de pouvoir appuyer sur pause, et de prendre le temps de créer des séries. Grâce aux films, je peux analyser mes photos en profondeur et admirer mes erreurs techniques.
Au départ, j’ai commencé à m’intéresser à la photo uniquement pour alimenter un magazine papier trimestriel de 64 pages que j’ai créé en 2010 (StreetRoadMag). Il me fallait des photos de bonne qualité pour illustrer mes articles dans InDesign_ :_ j’ai donc investi dans mon premier reflex, un Nikon D5000. J’ai réussi à produire deux numéros avant de m’essouffler. Grâce à la photo_,_ je peux aujourd’hui exprimer ce que je vois avec le pouvoir de me taire. Tout le monde est libre de penser à ma place et d’interpréter ce que j’ai vu.
Comment t’est venue l’idée du projet #ChasseurDeBrume ? Et de vouloir en faire un livre ?
L’idée de devenir un chasseur et d’épingler mes trophées de chasse sur internet me plaisait, puis le sujet à commencer à intéresser mon entourage et les autres. J’ai commencé à m’approprier l’histoire autour du sujet pour tenter d’exprimer ce que le brouillard et la brume m’apportent. J’ai souhaité couper l’homme de l’humain, de ses racines, de l’univers et l’isoler dans un monde propice à la rêverie. Ce n’est qu’à la fin du voyage que j’ai compris qu’il s’agissait de moi depuis le départ.
Frapper l’inconscient et dégager une émotion palpable, c’est l’essence de ce projet. Ma première visite à Arles a transformé ma vision du monde de la photographie, je rêvais étant plus jeune d’exposer un jour parmi ces grands admirateurs de la vie. Je pensais que le meilleur moyen pour toucher les gens avec mon histoire serait de créer un livre. La brume et le brouillard m’apaisent et m’offrent un spectacle digne d’un opéra sans son, pourtant j’ai dû apprendre à les tuer avec mon appareil pour donner naissance au chasseur. On peut tuer avec un appareil.
La brume connote l’étrangeté, le froid et est souvent représentée dans des scènes inquiétantes. Tu la qualifies de « paradis sur Terre ». Qu’est-ce qu’elle t’évoque et quelle perception de la brume as-tu souhaité transmettre au travers de tes photos ?
La base moléculaire de la Brume et celle du brouillard sont identiques à celle du nuage. On peut observer ce phénomène plus facilement en montagne avec la traversée des nuages à basse altitude. Donc, si le ciel nous tombe sur la tête, alors on peut en quelque sorte y danser avec les fantômes. Je me suis senti proche d’eux le temps d’une promenade… Marcher seul dans un champ de plus de 1000 hectares avec un brouillard à couper au couteau, ça a réveillé chez moi un sentiment de bien-être onirique.
L’expression même de chasser la brume est intéressante dans la mesure où la brume est insaisissable avec les doigts. Pourquoi as-tu décidé d’appeler ce projet ainsi ?
Chasser est un acte primitif. Le brouillard et la brume sont des évènements météorologiques rares et périodiques. J’ai réellement été obsédé par ces phénomènes, je suis rentré dans le personnage et avec ce rôle de chasseur, j’ai pris le temps nécessaire pour apprendre à traquer ces moments près de chez moi. La brume est insaisissable mais je pense qu’aujourd’hui on peut la saisir à travers mon livre, car j’y ai épinglé 150 trophées de chasse exécutés en 4 ans. Prendre sa moto à 4h du matin uniquement pour trouver le bon spot et photographier le soleil se lever à l’aube, marcher seul au milieu d’une crue les pieds dans l’eau, ou encore s’asseoir au milieu de la route à 00h en pleine montagne à Annecy… Quand une obsession vous pousse à faire toutes ces choses inhabituelles, je pense qu’on peut aussi parler de chasse aux démons.
On voit parfois des personnes dans tes photos, mais tu sembles privilégier les grands espaces, la nature… Quelle est la place de l’humain dans ce projet ?
Au départ, je souhaitais montrer une absence d’humanité, un monde délaissé, un monde à l’arrêt. Puis finalement, grâce aux silhouettes, j’ai pu tout de même conserver une part de mystère et laisser place à l’interprétation d’un monde inconnu. Le peu d’humain que l’on peut surprendre sur cette série photographique sont des personnes que j’ai eu la chance de croiser et qui finalement, vivent tout comme moi dans un monde à l’arrêt.
Je veux prêter mon regard aux autres pour qu’ils se sentent seuls avec eux-mêmes face à ce que j’ai vécu. L’objectif étant de réveiller chez eux ce sentiment de solitude que j’éprouvais au moment où j’ai réalisé cette série.
Parlons maintenant de ton processus de travail. La brume est présente lorsque les conditions météorologiques sont au final contraignantes pour un photographe. Comment saisis-tu la brume à travers ton objectif ? Avec les risques de surexposition ou au contraire quand la lumière est faible ?
La brume et le brouillard sont deux phénomènes météorologiques très différents. La brume est plus volatile et ne dure que quelques minutes ou quelques heures, contrairement au brouillard qui peut tenir plusieurs jours. J’ai dû apprendre à adapter mes réglages en fonction de l’intensité de lumière diffusée dans cette humidité. On peut voir comment l’appareil photo arrive à interpréter la lumière avec un niveau d’humidité élevé.
Le seul moment de la série où j’ai travaillé en équipe, c’était à Annecy avec deux amis, Johann Dorlipo et Florent Bruel. Avec le bon réglage et une simple lampe torche, Johann a interprété la puissance des pleins phares avec de simples piles alcalines (les jaloux diront Photoshop). L’impact de la lumière sur cette série est fou.
Je n’ai pas de réglages prédéfinis pour immortaliser le brouillard, chaque situation/scène me donne l’inspiration de créer une image que j’ai en tête, l’idée étant de parvenir à la réaliser sans photo-montage. J’essaye de donner naissance à des scènes de film.
Quelle est la place de la retouche dans tes photos ? Quelles applications utilises-tu ?
Je n’apporte pas beaucoup d’importance à mes retouches, car je souhaite rarement créer ce que je ne vois pas. J’utilise uniquement des retouches de netteté, contraste et balance des blancs pour tenter de créer un traitement “argentique” sur mes photos.
Mon côté graphiste m’a amené dans du montage pour obtenir une symétrie quasi parfaite sur quelques photos de la série. Je travaille avec Lightroom quand j’ai envie de peindre avec la lumière, sinon j’utilise Bridge et Photoshop pour développer mes photos numériques en noir et blanc.
Peux-tu nous parler de la place du noir et blanc dans la photo ? Dans ce choix artistique mais aussi dans la technique de retouche ?
L’absence de couleur était un choix important et assez compliqué à faire. J’ai produit pas mal de photo qui fonctionnent uniquement en couleur. Plusieurs raisons ont motivé ce parti pris. D’abord, car les photos N&B sont intemporelles, et deuxièmement car je souhaitais valoriser ce lien qu’à l’homme avec le paradis et l’enfer en utilisant cette collision visuelle avec ces deux univers interprétés uniquement avec deux nuances. La lumière et les ténèbres. Si on y ajoute de la couleur, toute l’atmosphère mélancolique change et crée une simple photo de mauvais temps qu’on a l’habitude de voir dans nos campagnes l’hiver.
Comment travailles-tu entre les applications Creative Cloud, pour passer du traitement des photos à la mise en page ?
Grâce au Cloud, j’ai accès à l’ensemble des applications Adobe et c’est devenu un réel confort de pouvoir les utiliser sur plusieurs postes. Je travaille mes photos sur deux Mac et un iPad. J’ai mis en place un workflow qui me permet d’avancer dans mes projets à n’importe quel moment de la journée. J’utilise Lightroom et Photoshop pour apporter un traitement « argentique » à mon image, que je développe en photo chez Camara pour l’épingler dans mon album. J’ai pris l’habitude de travailler n’importe où et je pense qu’il n’existe rien de plus agréable que de pouvoir exprimer sa créativité sans contrainte d’espace et de temps ! Quant au book, j’utilise InDesign pour créer mes maquettes print. L’application rythme mon processus de communication. Je pense qu’Adobe a ouvert une porte sur les possibilités créatives d’une génération entière avec cette nouvelle formule.
C’est un projet où la mobilité tient une place importante. Tu as besoin d’accéder à tes applications où que tu sois ? Comment exploites-tu le Cloud et éventuellement les applications mobiles ?
J’ai commencé à expérimenter le Cloud avec Dropbox. J’appréciais la manière dont je pouvais organiser mes dossiers de partage et retrouver la totalité de mes projets « chauds » d’un poste de travail fixe à un smartphone. Depuis j’entretiens cette possibilité de publier régulièrement du contenu, ou simplement reprendre la production d’un projet quand je le désire. Je classe principalement mes NEF sur Mac avant de les développer sur IPad puis, ensuite je les convertir en .eps noir et blanc sous Photoshop avant de les importer dans InDesign. C’est à ce moment précis que je corrige les derniers détails avant tirage papier de mes livres et magazines.
Quel matériel photo utilises-tu ?
Je photographie avec ce que j’ai sous la main : on peut retrouver des photos prises au smartphone dans mon livre. Mais généralement je travaille avec 3 boitiers Nikon (D600, D800 et F3 hp). L’un des aspects intéressants avec les appareils Nikon est que la plupart des anciens objectifs Nikkor, comme ceux que mes parents utilisaient sur leur argentique, peuvent être utilisés avec les reflex numériques actuels de la marque. Ce qui me permet de switcher lors de mes promenades entre le film et le numérique. J’ai eu également la possibilité de me faire sponsoriser par Tamron France qui m’accompagne sur la partie numérique en me faisant découvrir la gamme SP de leurs produits.
Peux-tu évoquer rapidement tes autres projets en cours ?
Je suis en train de construire la maquette d’une Delorean (53 cm), projet que je relate sur le compte Instagram @Follow_Me_In_My_Delo. La suite de ce projet, je la verrai en post-prod. J’espère réussir à la faire voyager, peut-être qu’elle apparaîtra un jour dans mon garage ! Je voulais poursuivre ce voyage en Delorean, car avec elle, peut-être que je vais réussir à capturer le temps comme j’ai su capturer la brume.
Quels conseils donnerais-tu aux créatifs qui souhaitent se lancer dans un projet de si grande envergure ?
De croire en eux et en leur propre histoire. Il faut continuer de rêver et de faire projeter ses rêves sans limite créative. Je rêve d’exposer à Arles, je commence une carrière de photographe pro alors que j’ai appris à photographier avec un ami. J’apprends à observer la vie, c’est tout ce qui me plaît dans ce métier. La réussite de mon livre déterminera si c’est l’heure pour moi de me consacrer davantage à cet art qui aujourd’hui rythme mes journées.
Prendre part au projet de Yannick, c’est prendre part à son univers et s’assurer un voyage au cœur d’un monde à la fois mystérieux et mélancolique. Si vous souhaitez soutenir le projet de Yannick, rendez-vous sur Ulule.
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