L’émotion, pierre angulaire des expériences numériques

Julien Pierre est enseignant chercheur à Auden­cia Busi­ness School. Spé­cial­iste du numérique, il tra­vaille notam­ment sur la rela­tion entre l’émotion et le dig­i­tal. Julien Pierre est inter­venu lors de la Social Drink Up spé­ciale Adobe Expe­ri­ence Week, l’occasion de partager ses réflex­ions sur la place de l’émotion dans les expéri­ences digitales.

Adobe : En quoi con­siste votre tra­vail de recherche ?

Julien Pierre : Je tra­vaille au sens large sur tout ce qui est lié au numérique et plus par­ti­c­ulière­ment sur le traite­ment des émotions. Mon regard porte sur trois dimen­sions. La dimen­sion tech­nologique : j’observe les tech­nolo­gies qui sont déployées pour capter et simuler les émotions. La dimen­sion économique pour com­pren­dre les busi­ness mod­el et l’impact sur les entre­pris­es, leur réor­gan­i­sa­tion, le recrute­ment, la créa­tion de nou­velles places de marché. La dimen­sion soci­ologique pour analyser ce que font les usagers de ces nou­veaux out­ils numériques, com­ment ils réor­gan­isent leur quotidien.

Mon sujet porte glob­ale­ment sur la façon dont on va essay­er de chang­er, d’influencer les com­porte­ments en essayant d’activer des émotions ou des affects. C’est ce que j’appelle les straté­gies affec­tives. Il est tout aus­si intéres­sant de s’intéresser à la façon dont l’usager va con­tribuer à la mise en œuvre et au suc­cès de ces straté­gies affectives.

Adobe : Quelle dif­férence faites-vous entre émotion et affect ?

Julien Pierre : Les émotions sont des états phys­i­ologiques, générale­ment brefs, dont on n’a pas tou­jours con­science. En général, on les caté­gorise de manière assez basique. Les affects sont davan­tage des actions qui vont avoir un effet sur les émotions, les con­nais­sances, les com­porte­ments. Mais cet effet est dif­fi­cile à anticiper, c’est pour­tant lui qui est au cœur de toute stratégie de communication.

Adobe – Quelle est la place de l’émotion aujourd’hui dans les expéri­ences digitales ?

Julien Pierre : L’émotion tient une place plus impor­tante qu’avant, mais pas seule­ment dans le numérique. C’est une dynamique que l’on retrou­ve par exem­ple dans le man­age­ment, avec les ques­tions de bien-être au tra­vail. On la retrou­ve dans le design égale­ment, où on apporte de l’empathie pour se met­tre à la place de l’utilisateur et lui pro­pos­er des émotions plus pos­i­tives. Le mar­ket­ing par­le d’émotion sous une forme très rac­cour­cie, basée sur une théorie de psy­cholo­gie qui déter­mine une liste d’émotions uni­verselles que sont la joie, la peur, la colère, la tristesse et le dégoût. Toutes les tech­nolo­gies de cap­ture et de sim­u­la­tion des émotions sont basées sur ces Big Five. C’est une approche lim­itée car notre vie émotion­nelle est bien plus riche de sen­sa­tions, de pul­sions, d’humeurs, que la tech­nolo­gie ne sait pas encore cap­tur­er. Si bien qu’on aboutit à des résul­tats erronés : ce n’est pas parce que je souris que je ressens du bon­heur. Il est très facile de simuler des émotions.

Adobe : Quelle place occupe l’homme et ses émotions dans un con­texte d’émergence de l’IA ?

Julien Pierre : L’IA, à ce jour, est de la sim­u­la­tion. On fait croire à une intel­li­gence, alors qu’on est face aujourd’hui à des réus­sites dans un nom­bre très lim­ité de tâch­es et des com­pé­tences qui sont acquis­es isolé­ment les unes des autres. C’est égale­ment une intel­li­gence qui n’est pas si arti­fi­cielle car à ce jour, elle reste sou­vent ali­men­tée et struc­turée par des humains. Le poten­tiel qu’on donne à voir sur les IA est à lim­iter très forte­ment et ne mérite sans doute pas autant de dis­cours prophé­tiques. Plus que l’IA, c’est la démul­ti­pli­ca­tion des points de con­tact numériques sim­u­lant des formes d’intelligences qui vont devoir s’intéresser à l’émotion. Un robot avec une voix de syn­thèse est une inter­face numérique à laque­lle on va deman­der de com­pren­dre notre émotion et qui va devoir elle‑même, en réponse, être capa­ble de simuler une émotion pour flu­id­i­fi­er l’interaction avec l’homme. Il y a donc une recherche sur l’empathie, qui se pense à ce jour davan­tage comme un design d’interaction qu’une recherche cognitive.

Adobe : Les expéri­ences numériques aux­quelles aspirent les con­som­ma­teurs sont-elles prop­ices à faire émerg­er une émotion ?

Julien Pierre : Oui, il y a plusieurs champs de recherche à ce sujet. Le pre­mier est le neu­ro­mar­ket­ing, qui vise à analyser la trans­for­ma­tion phys­i­ologique des indi­vidus quand ils vivent une expéri­ence. On reste en quelque sorte à l’intérieur du cerveau. C’est une approche qui intéresse beau­coup la cos­mé­tique, la par­fumerie, la gas­tronomie, l’ensemble des secteurs d’activité qui touchent aux sen­sa­tions. Le sec­ond est l’économie com­porte­men­tale qui analyse le com­porte­ment de l’individu : sa parole, sa pos­ture, ses déplace­ments, etc. On essaie de mesur­er les répons­es émotion­nelles face à des stim­u­la­tions visuelles.

Cette recherche s’appuie notam­ment sur la théorie du Nudge, qui estime que l’individu n’est pas un être rationnel mais qu’il est con­di­tion­né par ses émotions, que ce sont ces émotions qui précè­dent la prise de déci­sion. Cela peut expli­quer les com­porte­ments autode­struc­teurs par exem­ple. Cette approche théorise l’aide par « coup de pouce », qui con­siste à inciter la per­son­ne à réalis­er des actions sim­ples qui vont à terme trans­former son comportement.

Le troisième est le mar­ket­ing émotion­nel, qui con­siste à inten­si­fi­er les émotions con­tenues dans un mes­sage pour influ­encer les esprits, faire vivre une expéri­ence plus intense.

Adobe : Ce rôle prépondérant accordé aujourd’hui à l’émotion présente-t-il des risques ?

Julien Pierre : Oui, le risque est l’intensification de notre vie émotion­nelle. Or l’humain a besoin de réguler ses émotions dans leur inten­sité et dans leur vari­a­tion. A faire de l’émotion la clé de toute rela­tion numérique, on pour­rait rad­i­calis­er les com­porte­ments. Pro­pos­er des expéri­ences tou­jours plus intens­es pro­duit une cer­taine fatigue.

Adobe : Quelle inci­dence a le design dans la trans­mis­sion d’expériences émotion­nelles fortes ?

Julien Pierre : C’est dif­fi­cile de répon­dre à cette ques­tion car le design ne peut pas être appréhendé isolé­ment. Il s’inscrit dans une démarche plus glob­ale d’amélioration con­tin­ue de l’existant, qui place l’usager au cœur de la réflex­ion. C’est tout le sens de la démarche du Design Think­ing. J’observe surtout que les expéri­ences pro­posées par les mar­ques ont une durée de vie très courte car elles changent très régulière­ment, par­fois quelques semaines ou quelques jours. On demande aux indi­vidus de con­tribuer à ce proces­sus d’amélioration con­tin­ue en exp­ri­mant leur ressen­ti, par un « J’aime », une icône, etc. Les usagers vont avoir des dif­fi­cultés à sta­bilis­er leurs pra­tiques par rap­port à des out­ils en évolu­tion con­stante. Cela rend les rou­tines du quo­ti­di­en plus instables.

Adobe : Peut-on réelle­ment mesur­er les émotions ?

Julien Pierre : Oui et non. Il existe des out­ils, et des tech­nolo­gies, pour mesur­er les émotions, pour les caté­goris­er (les Big Five). Et sou­vent ce qui est mesuré se situe en-dessous du seuil de con­science (alors qu’il est néces­saire doré­na­vant d’obtenir le con­sen­te­ment de l’utilisateur). Et dès que l’humain a con­science de ses émotions, il va ten­ter de les réguler, faus­sant ain­si la mesure. Cet intérêt pour la mesure se retrou­ve dans l’intérêt pour l’influence sur les com­porte­ments, mais embar­quant avec lui les mêmes biais. De plus, dans la per­spec­tive de l’influence, l’émotion n’est qu’une vari­able par­mi d’autres, qui toutes ont à voir avec le con­texte. C’est peut-être là que l’apprentissage assisté peut inter­venir pour com­pren­dre la boîte noire des émotions et des influences.

Adobe : L’émotion est-elle la clé pour une meilleure fidéli­sa­tion client ?

Julien Pierre : Moins les émotions que les sen­ti­ments. La fidél­ité est une ques­tion d’attachement, de sen­ti­ments instal­lés sur du long terme et dont on a con­science. Si une mar­que est capa­ble de jouer sur cette notion de tem­po­ral­ité pour main­tenir un sen­ti­ment posi­tif, alors oui, elle s’assure une cer­taine fidél­ité de ses clients.

Adobe : Créer des expéri­ences émotion­nelles fortes est-il une sim­ple ques­tion d’analyse des don­nées ?

Julien Pierre : A mon sens, les mod­èles sont encore réduc­teurs. Certes, on est en mesure de col­lecter un jeu mas­sif de don­nées, qu’on peut crois­er. Mais il reste encore ardu d’y met­tre du sens, de définir intel­ligem­ment quelle cor­réla­tion on doit aller chercher entre un événe­ment et une inten­tion d’achat. Les vari­ables sont nom­breuses sur un acte d’achat. L’analyse pré­dic­tive per­met de délim­iter un champ, dans lequel on va créer des expéri­ences et sol­liciter les émotions des indi­vidus, mais elle ne per­met pas une pré­dic­tion absolue du com­porte­ment humain.

Adobe : Quelle con­clu­sion tirez-vous du rôle de l’émotion dans les expéri­ences digitales ?

Julien Pierre : Qu’il faut de la mod­estie. Quand on est dans une activ­ité de recherche, on a ten­dance à con­clure que la cri­tique est facile. Mais la pos­ture de chercheur amène de la mod­estie. Sur l’IA par exem­ple, on entend les fan­tasmes d’une IA dotée de con­science et d’émotion, mais on peut aus­si avoir une approche plus mod­este pour dire que des pro­grès ont été faits, dans le domaine du machine learn­ing par exem­ple. Je pense que cette mod­estie per­met de délivr­er un regard plus juste, plus équili­bré. Je voudrais con­clure en dis­ant que la recherche s’entend aus­si dans le domaine de l’application : nous sommes con­stam­ment en recherche d’entreprises qui voudraient col­la­bor­er avec nous dans sur les notions d’émotion, de design, de mar­ket­ing émotion­nel, pour réalis­er des expéri­men­ta­tions à petite échelle et voir si elles sont ensuite industrialisables.

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